J'ai 20 ans — d'abord je suis invincible — et je sais tout sur tout. Quel que soit le sujet, j'ai un avis très tranché. Je sais. Moi. Monsieur.

Ce gars qui fait la manche sur le chemin de l'école, pourquoi ne travaille-t-il pas ? S'il ne travaille pas, c'est à la communauté de le prendre en charge. Il doit toucher des allocations de chômage. Surement. Si pas, il émarge du CPAS. Je termine mes études et mes parents travaillent. Ils paient leurs impôts. Je ne lui donnerai pas d'argent. Si je commence, je vais devoir donner à tout le monde et ce n'est pas avec l'argent de poche que je reçois que je vais m'en sortir. Un de mes potes affirme d'ailleurs avoir déjà vu ces gens monter dans de belles bagnoles en fin de journée. Il s'agit de filières qu'il ne faut pas encourager.

Non, décidément, je ne donne pas.
Ce n'est pas à moi de le faire, la société est là pour ça.

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J'ai 40 ans. Avant j'avais des principes, maintenant j'ai des enfants comme on dit. La vie m'a donné plein d'expérience et pourtant je suis de moins en moins sûr. Je ne suis pas un imbécile, je peux donc changer d'avis quand je veux. J'ai pas raison ?

Ça fait des années que je passe à côté de ce monsieur, parfois c'est une dame avec son enfant — est-ce le sien d'ailleurs ? — qui fait la manche sur le chemin du boulot. Je ne l'ai jamais ignoré. Je l'ai toujours gratifié d'un bonjour auquel il répond d'un air un peu malheureux. Je le vois le matin et le soir. Je finis par avoir l'impression que l'on se connait ! Je me dis parfois que la manche, c'est son travail. Pourquoi ferais-je semblant de ne pas le voir ? Je le salue. Je ne lui ai jamais rien donné et pourtant, aujourd'hui, j'hésite. Je ne le reconnais plus. Hier il ressemblait à tous les autres. S'il n'était pas assis, le voir arriver suffisait à le reconnaitre.

Aujourd'hui, ce n'est plus pareil.

Il n'est plus d'une nationalité unique, il est de toute nationalité. De toute couleur, de toute langue. Il n'est plus unique, il n'est plus vraiment reconnaissable. Ça, ça m'inquiète. S'il peut être n'importe qui, il peut être mon voisin. Ou moi ! Ça pourrait m'arriver à moi. Ma situation — notre situation — est-elle si stable finalement ? Suis-je à l'abri d'une catastrophe, du terrorisme, d'une guerre, d'une perte d'emploi, d'une réduction de mes droits. Mes droits. Ils me sont chers et pourtant je ne les ai pas acquis. On me les a donnés. Je râle un peu pour la météo ou le retard des trains voire pour le boulot. Je râle un peu avec mon cul dans le beurre. Comment je réagirais si j'avais faim ou peur ?

Aujourd'hui, je l'ai vu faire la manche et je lui ai donné un sou.


Crédit photo CC-BY-NC-ND chez Flickr par Henrik Berger Jørgensen. Elle fait la manche avec son bébé. Quelles sont ses raisons ?